mardi 30 octobre 2012

Edward & Jo Hopper: la couleur des sentiments (Paris Match)

Pendant quarante ans, Josephine, sa femme, aura été son unique modèle. Ensemble, ils ont peint leur époque.

Par Elisabeth Couturier - Paris Match - 22 octobre 2012


Edward Hopper a peint sa femme, Josephine, sous toutes les coutures. D’une toile à l’autre, elle endosse différents personnages. Habillée ou déshabillée, brune ou blonde, rajeunie ou vieillie, les traits ­réduits à l’essentiel, elle incarne plusieurs archétypes féminins : la pin-up, la secrétaire sexy, l’amante délaissée, la passante distraite, la cliente de bar esseulée… Différentes facettes de la femme moderne américaine. Dans sa jeunesse, Josephine voulait être comédienne et a pris des cours de théâtre. Elle aime se mettre dans la peau d’héroïnes anonymes, jouer, par exemple, une pimpante et pathétique danseuse nue (« Girlie Show », 1941), camper une rousse altière (« Summertime », 1943), interpréter la solitude d’une femme au petit matin (« Morning in a City », 1944), ou même interpréter un pompiste de station-service (« Gas », 1940). Elle tient toujours le premier rôle et partage rarement l’affiche. Mais rien de glorieux. Elle prête sa silhouette à Hopper qui se fiche de la ressemblance : il cherche seulement à capter une situation, un geste, une attitude. Et à inscrire ainsi, dans la lumière crue d’espaces souvent urbains, des personnages solitaires, isolés dans leurs pensées. Figuratives, ses toiles n’en sont pas moins de pures constructions mentales. Elles atteignent une dimension mythologique. C’est ainsi.


A Cape Elizabeth, dans le Maine, en 1927. Elle a 44 ans, lui 45. Comme chaque été, ils fuient la chaleur et la foule de New York, où ils vivent, pour les plages de la côte Est. (Edward and Jo Hopper, Cape Elizabeth, Maine, 1927. Black & white photograph print. The Arthayer R. Sanborn Hopper Collection Trust - 2005).
Hopper n'est pas programmé pour l'amour fou

Quand ils se sont mariés, en juillet 1924, Josephine, elle aussi peintre, a exigé d’être dorénavant son seul et unique modèle. ­Hopper a aussitôt accepté. Par gentillesse, par amour, peut-être aussi pour avoir la paix. Elle l’a parfois regretté, tant les séances étaient longues et inconfortables dans l’atelier mal chauffé : « Je dois tenir le coup », note-t-elle dans son journal tandis qu’elle pose pour « Hotel Room » en 1931, soulignant, non sans amertume, combien l’exercice l’oblige à laisser de côté son propre travail de peintre. Madame est jalouse et veut garder l’œil sur son mari. Hopper n’a pourtant rien d’un incorrigible séducteur. Avant elle, il était tombé amoureux seulement deux fois. En 1909, au cours d’un séjour à Paris, d’une jolie Anglaise qui étudiait la littérature française à la Sorbonne, puis, environ six ans plus tard, à New York, d’une Française émigrée, Jeanne Cheruy, qui lui avait offert un recueil de Verlaine, son poète préféré. Rien de bouleversant. Hopper n’est pas programmé pour l’amour fou. Seule la peinture l’intéresse vraiment. Et Jo l’a vite compris. En posant pour lui, elle reste dans son champ de vision, partage une complicité, se rend indispensable. En tant qu’artiste, elle croit à l’entraide entre deux créateurs. Elle ignore, au début, que ce qu’elle fera pour la carrière de Hopper elle ne le fera pas pour la sienne. Elle en éprouvera un vif ressentiment et lui mènera la vie dure.

A leur façon, Edward Hopper et Josephine Nivison forment un couple de légende. Un tandem électrique. Quel roman que leur vie ! Comme Francis Scott et Zelda Fitzgerald ou Marcel et Elise Jouhandeau, ils ont écrit une nouvelle page de l’amour vache. Un « je t’aime moi non plus » entre deux artistes dont l’un vampirise l’autre. Au moment de leur mariage, Josephine a 41 ans et Edward 42. Hopper n’a pas été très pressé de rompre sa solitude. Elle non plus. « Mais pourquoi m’as-tu épousée ? » lui demande-t-elle un jour, excédée par son mutisme. « Tu as les cheveux bouclés, tu parles français et tu es orpheline », lui répond-il. Comme déclaration d’amour, on fait mieux ! Leur association paraît contre nature tant ils sont différents. On ne peut imaginer plus grand contraste entre deux amants. Il mesure 1,98 mètre tandis qu’elle ne dépasse pas 1,55 mètre. Elle est ronde, vive, impétueuse, ­sociable et querelleuse. Il est maigre, ténébreux, silencieux et introverti. Ils se sont rencontrés l’été 1923 dans la ­colonie d’artistes qui se forme chaque année à ­Gloucester, au nord de Boston, autour de leur ancien professeur, Robert Henri. Elle aime lire, surtout la poésie française et Verlaine en particulier. Ils peignent, alors, côte à côte et continuent de se voir à New York. Il lui adresse des billets en français et des dessins explicites concernant l’attirance qu’il a pour elle. Elle commence à montrer ses toiles dans des expositions collectives et obtient un début de succès. Elle a dû se débrouiller pour payer ses études. Peut-être a-t-elle été ouvreuse dans un cinéma ou serveuse dans un bar pour joindre les deux bouts… Mariage tardif, mariage de raison.

Quelques moments de tendresse partagés : elle lui apprend à danser la valse et ils lisent à haute voix leurs poèmes préférés. Leurs relations intimes n’auront qu’un temps. Entre eux, les choses se passent ailleurs. Leurs échanges oscillent entre attentions et agacements mutuels. Très vite, Josephine a du mal à supporter l’humour sarcastique et parfois dévastateur d’Edward. Il n’est pas facile à vivre : ombrageux et taiseux, il cultive une certaine mélancolie et ne supporte pas grand-chose. Ils partagent le même petit atelier qui surplombe Washington Square, à New York. Un lieu fruste, sans toilettes ni frigo, mais doté d’une grande verrière. Il n’y a pas d’ascenseur et, pour alimenter le poêle, Hopper descend régulièrement les quatre étages à pied jusqu’à la cave. Pour se nourrir, ils ouvrent des boîtes de conserve. ­Josephine déteste s’occuper des tâches ménagères. Elle y est bien obligée. De ce côté-là, Hopper reste aux abonnés ­absents. Il veut qu’on le laisse tranquille. Et quand il peint, que ce soit dans ce studio ou, plus tard, dans la grande maison qu’ils feront construire face à la mer à Cape Cod, il trace au sol, à la craie, une ligne que Jo ne doit pas franchir. Dans cette ambiance tendue, d’innombrables et interminables disputes éclatent pour un oui ou pour un non.
Entre eux, le fossé se creuse. Il ne s'intéresse qu'à la peinture

Cultivant son flegme, Edward cherche d’abord à éviter l’orage, mais rien n’arrête Jo quand elle monte sur ses grands chevaux. Elle le provoque, l’insulte, et ils finissent par se battre. Elle peut le mordre jusqu’au sang ; en retour, il l’empoigne et la gifle. Elle a raconté, dans son journal, qu’un jour il l’a jetée contre une étagère et qu’elle s’est retrouvée couverte de bleus. Un épisode musclé de la guerre des sexes ! A l’occasion de leurs 25 ans de mariage, elle lui a décerné une médaille pour s’être distingué au combat ; de son côté, avec une ironie douce-amère, il a produit une sculpture symbolisant la violence domestique mutuelle. Outre certaines incompatibilités de caractère, un inexorable fossé s’est creusé entre eux, surtout parce que Hopper se détourne très vite de l’œuvre de sa femme. Et lorsqu’il peint un vrai portrait d’elle, le seul qu’il ait jamais réalisé, elle ne se reconnaît pas. Vacharde, elle écrit : « E. dit qu’il ne pense pas que ça me ressemble – mais il est tout simplement incapable de me peindre comme je suis, il n’en a pas le talent. » Dans son ouvrage « Edward Hopper. Entractes », édité chez Flammarion, l’historien d’art Alain Cueff analyse à la loupe les racines du désaccord profond qui, d’année en année, ­gangrène la vie commune des époux Hopper : « L’admiration pour l’œuvre de son mari se teinte d’une jalousie, un peu aigre dans un cas, généreuse dans l’autre… »

Se sentant exclue du processus créateur de son mari, ­Josephine tente d’y prendre part comme elle le peut, « donnant son avis sur les titres des œuvres, nommant les personnages et leur inventant un passé ». Elle peint elle-même avec de moins en moins de conviction, allant jusqu’à traiter ses toiles d’« enfants mort-nés ». Elle n’est pas, non plus, à une contradiction près, puisqu’elle passe le plus clair de son temps à tenir le minutieux journal de bord de la carrière de Hopper. Dès leur rencontre, elle croit en lui et consigne tout ce qui concerne son travail sur quatre grands registres de commerce. Elle décrit chaque toile avec précision, notant dans quelles circonstances elle a été exécutée, où elle a été exposée, etc. Elle tient aussi un cahier de comptes où sont inscrits les prix, les ventes, les acheteurs. Un document précieux, qui équivaut autant à un catalogue raisonné qu’au film d’une vie. Parallèlement, elle relate ses sentiments dans son journal intime. Seule l’historienne d’art Gail Levin peut aujourd’hui le consulter. Il nourrit la biographie en plusieurs volumes qu’elle a rédigée et qui dépeint Josephine comme victime d’un affreux macho. La réalité est plus nuancée. Hopper, certes, était un ours. Il traçait sa route et avait l’avantage de pouvoir se débarrasser de l’intendance sur sa femme. Mais son œuvre était déjà « cristallisée » lorsqu’ils se sont connus. Le décor était planté. La lumière, réglée. Et, quoi qu’elle en pense, Jo y a trouvé sa place.

Car, outre le fait que l’œuvre de Hopper décline, avec une grande économie de moyens, l’insoutenable solitude de l’homme dans la ville moderne, elle raconte aussi, en filigrane, le naufrage d’un couple. Si dans « Summer Evening » (1947) la conversation paraît encore possible, dans « Summer in a City » (1949) tout type d’échange semble avoir disparu. Le même thème de l’incommunicabilité revient plus tard avec « Hotel by a Railroad » (1952) ou « Excursion into Philosophy »(1959). Pourtant, avec l’âge, le tandem terrible finit par enterrer la hache de guerre. Les ressorts de leurs perpétuelles disputes ne fonctionnent plus. Une dernière toile signe la fin des hostilités. Elle les montre tous les deux en tenue de Pierrot et saluant les spectateurs. La représentation est terminée. Celle que la vie leur a fait jouer pendant plus de quarante ans et qu’ils ont mise en scène pour nous. Avec « Two Comedians », peinte en 1966, un an avant sa mort, Hopper fait tomber le clap de fin… tout en rendant hommage à sa femme.

Exposition : « Edward Hopper », au Grand Palais jusqu’au 28 janvier 2013. A lire : « Edward Hopper. Le ­dissident », par Claude-Henri ­Rocquet, éd. Ecriture.« Edward Hopper. « Entractes », par Alain Cueff, éd. Flammarion.Catalogue de l’exposition (texte du commissaire de celle-ci, Didier ­Ottinger), éd. RMN.Point final

dimanche 28 octobre 2012

Edward Hopper décrypté par Didier Ottinger... (Y a du monde à Paris - TV5 Monde)

Estelle Martin reçoit Didier Ottinger dans son émission "Y a du monde à Paris"

jeudi 25 octobre 2012

Hopper est-il vraiment un grand peintre ? (Le Figaro)

Par Adrien Goetz, le Figaro, le 25/10/2012

Ombres la nuit, 1921: un chef-d'œuvre. Crédits photo : Philadelphia museum of art/Grand Palais


Sa rétrospective  au Grand Palais, à Paris, fait l'unanimité : il est le grand peintre de l'Amérique. Pourtant, ses vrais chefs-d'œuvre, ce sont ses gravures.

En mugs, en magnets de réfrigérateurs et en petits carnets, il est très bon. Il est bien aussi pour les couvertures de Folio et du Livre de Poche, pour les magazines de cinéma et de psychologie: la librairie du Grand Palais n'y suffit plus. On attend à la caisse deux fois plus que d'habitude. C'est très suspect, un artiste à qui les produits dérivés réussissent aussi bien. D'autant que ce sont des produits plutôt intellectuels, des couvertures de romans qui donnent à penser, des magnets à prétentions métaphysiques, tellement plus chics que ces calendriers des postes et ces boîtes de chocolats qui ont fait tant de tort au merveilleux Renoir. Le doute vient aussitôt: Hopper est-il un grand peintre? Plairait-il autant s'il n'avait pas su donner la noblesse du grand format à d'astucieux dessins de story-boards, à des vignettes bien construites, parce qu'il a transformé en toiles mythiques des compositions qui auraient pu rester des couvertures de livres? Un bon imagier qui couvre comme il peut la surface de ses toiles avec de la peinture ?
Percée rectiligne

Didier Ottinger, le commissaire de l'exposition du Grand Palais, brillant chef d'orchestre de ce succès, a répondu par avance à ces objections, en accrochant avec Hopper le plus beau de tous les Degas, venu du Musée de Pau, et inspiré à l'artiste par son séjour américain, Un bureau de coton à la Nouvelle-Orléans, ou un Pissarro du Musée de Reims, L'Avenue de l'Opéra, comme si cette percée rectiligne débouchait nécessairement sur l'Hudson River. La volonté d'inscrire Hopper dans la grande histoire de la peinture est claire - mais ce Degas, Hopper, l'avait-il vraiment vu? Il le connaissait par le livre de Paul Jamot que Jo, la terrifiante femme de sa vie, lui avait offert en cadeau d'anniversaire de mariage en 1924.

Devant l'original de Degas, au Grand Palais, ce blanc lumineux, sorti des balles de coton ouvertes, fascine immédiatement. Comme si Degas, avec ce tableau de 1873 donnait par avance un cours de peinture à Hopper. Alain Cueff, dans son récent essai Edward Hopper entractes(Flammarion) réfléchit au «déjà-vu» qui hante les tableaux de Hopper. Il revient sur le séjour parisien de l'artiste. L'Américain, né un an après Picasso, n'a rien su des Demoiselles d'Avignon. En 1907, quand Picasso achève son tableau, Hopper est allé voir en galerie une sage exposition d'Albert Marquet, et il ne croise pas Gertrude Stein, que fréquente son ami Patrick Henry Bruce. Et de retour à New York, en 1910, il se lance dans le métier d'illustrateur. Alain Cueff parle de la «frustration et de la répugnance» dont Hopper a toujours témoigné à l'égard de ces travaux alimentaires. Il ajoute que cela est «loin de signifier qu'il n'en aurait rien appris».
Lamentation de l'illustrateur

L'illustrateur qui est avant tout un immense peintre, on nous a déjà fait le coup: avec Daumier, dans les années 1960, quand il était de bon goût de dire que ses peintures égalaient celles de Courbet et de Millet, et que les lithographies trop nombreuses montrant les petitesses du barreau et des locataires du dernier étage avaient masqué son vrai génie. L'opération a été tentée une seconde fois, vers 1980, avec Gustave Doré: ah, ces toiles du Musée de Strasbourg, quelle force! Tellement meilleur que dans les pages de sa Bible ou même de son Don Quichotte. Hopper illustrateur s'est beaucoup lamenté, mais c'est parce qu'on l'a forcé à illustrer des textes médiocres, des magazines idiots.

À l'exposition, la salle consacrée à ses gravures est une vraie révélation. Hopper a peu gravé, entre 1915 et 1928. Mais Le Voilier, Les Deux Pigeons, Ombres la nuit sont des chefs-d'œuvre. Parce qu'il invente des illustrations de livres qui n'existent pas. Alain Cueff explique qu'il s'est affranchi du «pré-texte». Hopper l'a dit clairement: «Ma peinture sembla se cristalliser quand je me mis à la gravure.» En découle, au Grand Palais, l'immense galerie où triomphent les célèbres tableaux - ceux qui donnent envie de raconter ces histoires manquantes, qu'on soit Alfred Hitchcock ou un touriste de passage.

Hopper est-il un si grand peintre que cela… aux yeux des Américains? Ne serait-il pas un de ces grands artistes américains à l'usage du public européen, un Américain pour les Français? Une sorte de Paul Auster de la peinture… Alain Cueff publie une anthologie de textes (RMN Éditions), Relire Hopper, volume idéal pour rêver d'Amérique et de solitude: on y trouve sans surprise quelques pages de «Moon Palace» de Paul Auster. Les grands Américains, pour les Américains, sont venus plus tard: Pollock, Rothko, voilà les génies! Dans Hopper, Ombre et lumière du mythe américain(Découvertes Gallimard), Didier Ottinger cite le critique et polémiste Clement Greenberg. Sortant d'une exposition en 1946, il éreinte celui en qui il voit un peintre qui ne sait faire que de la «photographie littéraire». Cela donne cette formule à méditer: «Hopper se trouve simplement être un mauvais peintre. Mais s'il était un meilleur peintre, il ne serait probablement pas un artiste à ce point supérieur.»

«Edward Hopper», Grand Palais, Paris VIIIe, jusqu'au 28 janvier.  

vendredi 12 octobre 2012

Journée spéciale Hopper sur Arte Dimanche 14 Octobre


Voir le mini-site ici et/ou télécharger le programme ici en .pdf

Mathieu Amalric et Hopper : “J'ai vécu avec "Sun in an empty room" pendant trois mois” (Télérama)

Entretien | Comme sept autres réalisateurs choisis par Arte, Mathieu Amalric s'est emparé d'une toile du maître américain, pour concevoir “Next to last (Automne 63)”, un court métrage à découvrir ici. Il retrace pour nous la genèse de son travail hanté. 

Par Frédéric Strauss, Télérama, Le 12/10/2012



A l'occasion de l'exposition rétrospective organisée par le Grand Palais à Paris, le réalisateur de “Tournée” signe, pour Arte, Next to Last (Automne 63), un court métrage dédié à un tableau d'Edward Hopper. Il nous raconte comment il a conçu cette plongée à la fois visuelle et sonore dans le monde d'un peintre qui le passionne. Un entretien en forme de post-scriptum à Next to Last (Automne 63), que nous vous présentons ici et qui sera le temps fort de la collection d'Arte « Hopper vu par... », diffusée dimanche 14 octobre sur Arte.

Qu'est-ce qui vous a donné envie de vous pencher sur un tableau d'Hopper pour Arte ? Un amour personnel pour la peinture ?
J’aime la peinture d’une manière bordélique et farfelue. J’adore m’acheter des croûtes. Ce que j’aimais dans cette commande d'Arte, c’était la contrainte, un tout petit budget, cinq minutes maximum et le droit de tout faire. J’aurais pu imaginer une fiction, car c’est ça qui fascine dans les tableaux de Hopper, le fait de pouvoir immédiatement se raconter une histoire à partir de ce qu'il montre. Mais comme les autres réalisateurs de la collection d'Arte ont justement fait ça, j'ai pris une autre direction. J'ai choisi un tableau sans aucun personnage, ou plutôt un tableau dont Hopper avait effacé le personnage : Sun in an empty room.

Comment s'est passé la confrontation avec ce tableau, le moment de le regarder, de le filmer ?
Je n’étais pas sûr de pouvoir filmer l’original, alors on m'a donné une reproduction en taille réelle que j'ai accrochée en face de mon lit. On a vécu avec Sun in an empty room pendant trois mois, j'ai pu exercer mon regard ! Finalement, Didier Ottinger, le commissaire de l'exposition Hopper, a réussi à me mettre en contact avec les collectionneurs qui possèdent cette toile et je suis allé la filmer chez eux, près de Washington. Le maître de maison m’a donné des gants blancs pour que je l’aide à descendre le tableau du haut de la cheminée ! Et là, j'ai réalisé que les reproductions ne montrent pas la matière de la peinture de Hopper.

Vu en vrai, ça raconte autre chose, on sent la main. Et ça donne vraiment envie de filmer dans le tableau, de ne plus en sortir. J'ai quand même voulu montrer aussi l'arrière de la toile : il y a une étiquette où sont notés tous ses voyages, partout où il a été exposé, et il y a l'antivol ! En fait, j'ai eu envie de tout savoir sur ce tableau et sur le moment où il avait été peint. On croit qu’on connaît Hopper parce qu’on voit ce qu'il a fait partout, par exemple sur les livres de Richard Brautigan en 10/18. Il a été tellement utilisé qu'on a l'impression d'être tout de suite dans une relation familière avec lui. Mais il reste un mystère, c'est ça qui est intéressant.

Un mystère que vous avez voulu éclairer ?
J’ai surtout fait un travail d’historien. Sur Hopper, sur sa femme Jo, sur l’automne 1963, les événements de l'époque. Je n’ai rien écrit, tout ce qu'on entend dans mon film a été dit par Hopper et par sa femme, mais pas forcément au même moment, c'est comme un collage de citations. J'ai voulu que les voix semblent sorties d'un vieil enregistrement et la monteuse son a fait un travail extraordinaire : on dirait vraiment des archives, alors que c'est le cinéaste Frederick Wiseman qui fait la voix de Hopper. On entend aussi ce qui passait à la radio, là où il se trouvait. On sait que Hopper aimait beaucoup les lieder de Strauss alors j'en ai mis une version qu'il aurait pu écouter. La bande-son est devenue comme une compression de tout ce que j'ai pu lire sur Hopper.

C'est presque une scène de ménage qu'on entend !
Il y a quelque chose sur le couple dans les peintures de Hopper et ça m’intéressait aussi. On a essayé de créer un espace sonore, avec sa femme qui serait dans une autre pièce où elle écouterait la radio pour le perturber pendant qu'il peint. Toutes les phrases déplaisantes que Jo balance à Hopper, en le traitant notamment de gros porc, sont censées venir du journal intime de Jo. Mais une seule personne a vu ce journal, c'est l'historienne d'art Gail Levin, qui est détestée par beaucoup de spécialistes d'Hopper. C'est une affaire compliquée ! Et l'histoire du couple que formait Hopper et Jo l'est aussi.

Selon Gail Levin, toujours, Jo a écrit dans son journal qu'elle était vierge quand elle a rencontré Hopper, à 41 ans. Et elle était peintre, elle aussi. Et elle est devenue l'unique modèle de Hopper. Toutes les femmes qu'il peint, c'est elle ! Il lui a donné toutes les apparences. Mais dans le tableau que j'ai filmé, il a fini par réussir à se débarrasser d'elle, il l'a sortie du cadre ! Pendant qu'il peint Sun in an empty room, son ami Brian O'Doherty lui demande « Que cherches-tu ? », et Hopper répond : « Je me cherche moi. » Ça lève un voile sur ce qui l'anime vraiment, pour tous ses tableaux : il passe par cette politesse qu’est le réalisme pour aller vers des sentiments qui sont profonds, complexes là aussi et sans doute assez noirs, assez violents, souvent très sexuels.

Votre vision de la peinture d'Hopper a-t-elle changé avec la réalisation de ce film ?
Je n'ai plus une vision uniquement sentimentale de son travail. Au départ, pour moi, c'est un peintre qui bouleverse les gens. C’est un ami qui vous aide. En voyant ce qu'il peint, on se dit : « Je ne suis pas le seul à me sentir si seul, je ne suis pas le seul à ne pas avoir le courage de toucher le corps de la femme que je désire... » C'est assez miraculeux, cette manière qu'ont les toiles d'Hopper d'aller jusqu'à nous, d'entrer dans nos vies. Il attrape des moments qu'on a en soi. Mais il y a aussi une dimension purement plastique chez lui, quelque chose qui est uniquement tourné vers la forme. On a le sentiment qu'il parle de nous, alors que c'est d'abord un amoureux de la composition, de la lumière et des ombres. Il représente des lieux qui sont des constructions mentales. Il va vers l'abstrait.

Surtout dans le tableau que vous avez choisi.
Il y a toujours eu chez lui un conflit avec l’abstraction. De son vivant, il était considéré comme un illustrateur, un Norman Rockwell amélioré. Alors qu'il ouvrait la voie à ce qui allait devenir le Pop Art. Le critique Sam Hunter a dit que Hopper faisait des Rothko réalistes. On voit ça très bien, c'est vrai, dans Sun in an empty room. C'est à la fois simplement une pièce vide et beaucoup plus que ça. Les taches de lumières dessinent des formes géométriques assez audacieuses. La monteuse de mon film, Annette Dutertre, voyait dans ces deux taches de soleil deux stèles, comme si Hopper avait préparé deux tombes, la sienne et celle de sa femme.

Pour moi, ce mur était comme une toile de cinéma. C’est pour ça que j’ai mis des sons tirés des films que Hopper a vus pendant la période où il peignait ce tableau. Son univers me rappelle la chanson de Nougaro, « Sur l’écran noir de mes nuits blanches, moi je me fais du cinéma ». Mais il renforce le côté vase clos et aquarium du cinéma, il radicalise. Brian O'Doherty, qui était un ami du couple, leur parlait un jour des films de Bergman. Hopper répondit qu'il n'en était pas fou, mais qu'il avait très envie de voir un film français dont il avait entendu parler. C'était A bout de souffle de Godard ! Il était toujours du côté de la modernité.

jeudi 11 octobre 2012

Edward Hopper, peintre littéraire (Slate.fr)

Par Charlotte Pudlowski, Slate.fr, le 11/10/2012

Sur les toiles de Edward Hopper, dont le Grand Palais offre pour la première fois une rétrospective en France, partout: des livres. L'incarnation de ses sources d'inspiration et de la transfiguration du réel qu'il prône dans ses oeuvres.


Edward Hopper, Hotel Room, 1931. Huile sur toile 152,4 x 165,7 cm. Madrid, musée Thyssen-Bornemisza.

Edward Hopper, avant de véritablement «percer», comme on ne disait sans doute pas à l’époque, a mis un peu de temps. On ne lui en veut pas, chacun va à son rythme. A l’été 1923 (il a alors 41 ans), quand il se rend dans un petit port de Nouvelle-Angleterre nommé Gloucester peindre des aquarelles, il n'a toujours pas acquis son style définitif. Hopper était un peu trop imprégné de tout ce qu’il avait appris de la peinture pendant ses séjours en France, et un peu trop éloigné de ce que l’Amérique attendait alors: un réalisme si vif qu’il avait donné lieu à une école appelée Ashcan –soit celle de la Poubelle– et un «américanisme» avéré.

Mais cet été-là, une transition s’opère. La série d’aquarelles, qui représentent des maisons, va permettre à Hopper d’acquérir la reconnaissance. «On y retrouve soudain tous les traits qu’avait promu l’Ashcan School», explique Didier Ottinger, directeur adjoint du Centre Georges-Pompidou et commissaire de l'exposition du Grand Palais. «Mais surtout, ces aquarelles font écho aux vers du poète américain Walt Whitman, qui prônait un intérêt pour ce que l’Amérique a de plus banal, de plus ordinaire, de plus anodin, de plus insignifiant peut-être.»

Plus que de peintres, Edward Hopper, disciple d’un poète, tire son esthétique de la littérature autant que de la peinture. D'ailleurs, certains titres de toiles s'inspirent de poésie, comme Soir bleu, tiré d'un vers de Rimbaud:

    «Par les soirs bleus d'été, j'irai dans les sentiers...»
Surtout, ses personnages lisent: Office at Night, Chair car, Hotel Lobby, Compartment C, Car 293, Second Story Sunlight, Room in New York... Partout l’intimité des mots sous les yeux des hommes et des femmes isolés dans les cadres du peintre.


Room in New York, 1932. Huile sur toile 74,4 x 93 cm.
Lincoln, University of Nebraska, Sheldon Memorial Art Gallery

Ces personnages lisent de tout.

Dans Excursion into Philosophy, ils lisent de la philosophie. Un homme assis au bord du lit, derrière lui une femme à moitié nue. Un livre ouvert. «La présence d’une femme dénudée incite les exégètes de l’œuvre à imaginer que le livre en question pourrait bien être Le Banquet, dans lequel Platon invite ses lecteurs à s’extraire du monde terrestre des plaisirs et des passions pour élever leur esprit jusqu’à la contemplation des idées pures», explique un communiqué de l’exposition.

Le Chemin de fer, un roman d'amour


Hotel Room, 1931. Huile sur toile 152,4 x 165,7 cm. Madrid, musée Thyssen-Bornemisza.

Dans Hotel Room, la femme assise dans une banale chambre d’hôtel, ses bagages à ses pieds, semble lire une lettre. On sait grâce à des notes laissées par l’épouse d’Hopper qu’elle lit en fait une notice de chemin de fer. C’est drôle, quand on songe que pour ce tableau, Hopper s’est inspiré de la Bethsabée de Rembrandt, qu’il est souvent allé voir au Louvre lors de ses séjours à Paris. La Bethsabée de Rembrandt, elle, épouse modèle, lisait la déclaration d’amour d’un homme qui n’était pas son mari –c'était le Roi David, pas mal non plus, mais cela promettait le mari de Bethsabée à une mort certaine.

«C’est bien la démarche de Hopper, de faire choir dans la réalité américaine, tout cet univers de l’olympe, de la grande pensée métaphorique, symbolique, de la culture occidentale, explique Didier Ottinger. On pourrait croire que c’est déprimant de passer d’une lettre du Roi David à l’annuaire des chemins de fer. Mais cet annuaire n’est pas ce qu’il semble être.»

Hopper, qui était un grand lecteur de littérature française, comptait parmi ses livres de chevet À La Recherche du temps perdu. Dans Un Amour de Swann, (récit de la passion douloureuse de Swann pour Odette), Swann attend Odette et se languit. Il fantasme alors sur l'indicateur de chemin de fer.

    «Dès que venait le jour où il était possible qu'elle revînt, il rouvrait l'indicateur, calculait quel train elle avait dû prendre et, si elle s'était attardée, ceux qui lui restaient encore.»


Cet indicateur de chemin de fer est chez Hopper comme chez Proust, selon les mots de Proust, «le plus enivrant des romans d'amour».

La toile la plus célèbre de Hopper –pour avoir été suggérée comme fond d’écran par Apple pendant des années, à l’époque où il n’y avait que trois choix, et pour avoir été détournée et reprise d’innombrables fois au cinéma, dans la pop culture et même dans le dessin de presse– Nighthawks, est aussi probablement inspirée de la littérature –«la grande littérature», précise Didier Ottinger.





Nighthawks, 1942. Huile sur toile, 84,1 x 152,4 cm. Chicago, The Art Institute of Chicago.

«Hopper a découvert une nouvelle d’Ernest Hemingway dans un magazine en 1927, raconte Didier Ottinger. Il en est tellement enthousiaste que lui, d’habitude si discret, qui ne se manifeste jamais publiquement, écrit au rédacteur en chef du journal pour lui communiquer sa joie de trouver enfin de la grande littérature américaine, débarrassée de tout sentimentalisme sirupeux.»

Cette nouvelle qu’il découvre dans le magazine Scribner's est intitulée Les Tueurs. En ouverture, il y a la description de tueurs qui se rendent dans une petite ville des Etats-Unis, pour assassiner l’un des personnages.
    «C’est l’une des sources possibles, mais elle est intéressante car elle montre l’ancrage de Hopper dans la littérature de son temps et sa découverte d’une esthétique qu’il applique à sa propre peinture.»

La littérature déborde des toiles de Hopper de manière figurée, cachée ou métaphorique. «C’était un grand lecteur, et à travers la représentation omniprésente des livres, Hopper fait l’apologie de la vie intérieure dans ses toiles», selon Didier Ottinger.

«Soulever le voile de laideur»

Reparlons de Proust. Dans Sur la lecture, l'écrivain joignait le peintre et l’écrivain dans leur rôle de passeur à travers leur oeuvre. «Ce qui est le terme de leur sagesse ne nous apparaît que comme le commencement de la nôtre», écrivait celui qui suscitait l’admiration de Hopper et qui adorait lui-même la peinture.
    «Le suprême effort de l’écrivain comme de l’artiste n’aboutit qu’à soulever partiellement le voile de laideur et d’insignifiance qui nous laisse incurieux devant l’univers.»
Puis l’écrivain comme l’artiste nous dit «“Apprends à voir”. Et à ce moment, il disparaît».

Pour Didier Ottinger, cette représentation des livres chez Hopper, est «une sorte de propagande pour la réflexion, l’imagination, la vie intérieure, l’extraction de la réalité au profit de la culture, des idées». Pour sa transfiguration onirique et pour le silence.

«Hotel Room» de Hopper, tableau mythologique, banal ou sublime (20 minutes)

PEINTURE - La toile du maître américain symbolise l'art du peintre à lui tout seul...
 
Par Benjamin Chapon, 20 minutes le 11/10/2012


Hotel Room synthétise les malentendus liés à l'œuvre de Hopper. On peut n'y voir qu'une scène sordide d'une femme pensive dans une chambre d'hôtel.

En réalité, Hopper s'inspire de Bethsabée au bain tenant la lettre de David de Rembrandt. « Hopper réinterprète cette scène de doute d'une femme qui reçoit une lettre d'amour et doit choisir entre rester fidèle à son mari et succomber aux avances du roi David, raconte Didier Ottinger. On voit là la dimension métaphorique et symbolique souvent oubliée des œuvres de Hopper. »

Du côté de chez Proust

Toutefois, cette dimension mythique d'Hotel Room est contrariée par un détail dévoilé par Hopper lui-même : la femme du tableau ne lit pas une lettre de son amant mais… des horaires de chemin de fer.

« Le chemin de fer représente la modernité et, en quelque sorte, la perversion d'une Amérique idéale selon Hopper, explique Didier Ottinger. On retombe dans la trivialité et le sordide. Mais il y a une troisième voie, une porte de sortie pour expliquer cette toile… »

Grand fan de Proust, Hopper pourrait avoir donné ce détail des horaires de chemins de fer en référence à La Recherche du temps perdu, où Swann, éperdument amoureux d'Odette, fantasme sur les horaires de trains par lesquels la jeune femme pourrait venir. « Proust écrit qu'il n'y avait pas de plus grand poème d'amour pour Swann que la lecture de ces horaires. »


Philippe Labro raconte Edward Hopper (Challenges.fr)

"J'ai toujours admiré les peintures d'Edward Hopper. Il nous montre la face cachée de l'Amérique, l'envers du décor, l'envers du rêve américain." 



Par Philippe Labro, Challenges.fr, le 11/10/2012

J'ai découvert Edward Hopper au milieu des années 1950, quand j'étais étudiant en Virginie. J'étais tombé par hasard sur une reproduction d'un de ses tableaux. Ce devait être Nighthawks (Les Rôdeurs de la nuit), sa toile la plus connue. Ca m'a frappé, puis je n'y ai plus pensé.

J'avais 18 ans, j'étais malléable, je me contentais d'accumuler les informations comme elles venaient, sans en faire le tri.

Avec la maturité, je me suis rendu compte de la lucidité de Hopper, de sa profondeur et de sa sensibilité. Il règne une grande mélancolie dans ses toiles. Il peint une Amérique révolue. Celle des bus Greyhound, celle des objets de forme arrondie dessinés par le designer Raymond Loewy, celle des de meures patriciennes d'inspiration néogothiques avec des tours à créneaux et des fenêtres en ogive, celle des buildings en style Art déco. L'architecture de Frank Lloyd Wright avant l'apparition des gratte-ciel en verre. Surtout, il révèle le vide américain, le dépouillement, l'inquiétude, la froideur, le côté impersonnel et déshumanisé des grandes entreprises.

Une face sombre de l'Amérique que j'ai peu abordée dans mes deux romans inspirés de mon expérience américaine. J'ai plutôt décrit une Amérique insouciante et candide, celle de Norman Rockwell, les enfants blonds qui courent dans les jardins, les bouteilles de lait sur le paillasson, le barbecue du week-end avec les voisins, l'Amérique positive qui dit "Good morning" avec un grand sourire. . . L'Amérique, c'est d'abord les grands espaces, a land of opportunity, la terre de liberté. C'est ce rêve américain qu'ont recherché des générations d'immigrés en débarquant sur Ellis Island. A New York comme dans d'autres grandes métropoles américaines, on est électrisé par l'énergie, le courant qui traverse les rues, les avenues. Mais l'espace urbain, carré, angulaire, rude, n'en reste pas moins oppressant, on a besoin de respirer.

Derrière le mythe américain, derrière les paysages de carte postale, derrière la course effrénée au bonheur, à la réussite sociale, il existe une face cachée, celle de l'ennui, l'angoisse du vide, le néant. Ces sensations, je les ai ressenties comme tout le monde. Quand vous arrivez gamin avec une valise, deux adresses et une lettre qui vous engage comme étudiant sur un campus, la vie n'est pas toujours un lit de roses, vous faites face à une réalité qui n'a rien à voir avec ce trompeur "rêve américain".

Je trouve les personnages de Hopper fascinants, justes. Ce peintre avait lu Freud et Jung, et disait que "tout art est une exploration du subconscient". Ses personnages, il les a pensés, analysés, décortiqués. On les sent passifs, dominés, on ne sait pas par quoi, mais on devine une sorte de fatalité, une chape de plomb qui pèse sur leurs épaules. Ils ne sourient jamais, semblent déminéralisés. Avec des expressions souvent mystérieuses, figées. Ils sont en attente de leur destin, ensemble mais lointains. C'est ce que le sociologue David Riesman appelait The Lonely Crowd.

La foule solitaire. Ce sentiment est prégnant dans un des derniers tableaux d'Hopper, People in the Sun. Il y a un soleil aveuglant, mais on imagine que c'est l'hiver, car les personnages sont chaudement vêtus. On voit, allongés sur des transats, des hommes et femmes d'âge mûr tournés vers la même direction, qui n'échangent pas un regard, pas un mot. Hopper, c'est le peintre de l'incommunicabilité. "Je crois que l'humain m'est étranger", disait-il. Il est vrai qu'à la notable exception de son autoportrait il ne peint jamais de gros plans.

Ses personnages sont des silhouettes. Les visages sont comme des masques, des statues. Hopper, qui a vécu toute sa vie au côté de sa femme Josephine et des décennies dans le même atelier de New York, était un introverti, presque un puritain. Il s'intéressait à la psychologie, mais n'a jamais voulu mener un travail d'introspection sur sa peinture. "Tout ce que je veux, c'est peindre la lumière, sur l'angle d'un mur, sur un toit", disait-il.

En même temps, ses oeuvres dégagent une forte charge érotique. Un désir latent, contenu, une interrogation. Dans le tableau Morning Sun, une femme entre deux âges, assise sur son lit en déshabillé, fixe l'horizon à travers la fenêtre dans une lumière aveuglante. Elle n'est plus sexy, mais elle a encore du charme. Surtout, que regarde-t-elle? A quoi pense-t-elle? Pourquoi est-elle seule sur ce lit? Dans New York Office, ils sont deux, mais semblent étrangers l'un à l'autre. Un cadre, un salary man, assis à son bureau et derrière lui une assistante, une office lady, debout, qui recherche un dossier dans un tiroir. Ni l'une ni l'autre n'ont l'air épanoui. La femme, aux formes généreuses, est tournée vers l'homme. Elle est là comme une offrande, mais il ne semble pas la voir. Malgré cette difficulté relationnelle, on pressent l'amorce d'un désir, peut-être même le début d'une relation, qui, probablement, ne sera pas satisfaisante.

Dans Summer Evening, il y a davantage d'espoir. Un jeune couple discute dans la pénombre, accoudé à une balustrade. On sent la moiteur, la torpeur de l'été. La tille est fraîchement vêtue. Lui, porte un tee-shirt moulant qui fait jaillir ses muscles. Il ressemble à Marlon Brando dans Un tramway nommé Désir. Il y a du sexe dans l'air. Mais, pour une fois, il pourrait être heureux.

Le lien avec le cinéma transparaît dans l'oeuvre de Hopper. Le cinéma l'a influencé, et lui-même a influencé le cinéma. Le tableau House by the Railroad, une grande maison mansardée et inquiétante, attenante à une voie ferrée, a servi de modèle à Hitchcock pour Psychose.

Ce n'est pas tout: George Roy Hill, l'auteur de L'Arnaque, Wim Wenders dans presque tous ses films, Jim Jarmusch, David Lynch et même Antonioni se sont inspirés du monde de Hopper. Les décors de la trilogie du Parrain de Coppola, les rouges, les obscurs, le vert foncé des lampes dans les bars, l'acajou, tout ça, c'est du Hopper. D'ailleurs le peintre ne s'en cachait pas. C'était un grand cinéphile. "Quand je n'ai pas envie de peindre, je vais au cinéma pendant une semaine ou plus", disait-il. La gravure Night Shadows, où l'on voit, de haut, un homme minuscule marcher dans une jungle urbaine déserte, fait penser aux films de Howard Hawks ou de Raoul Walsh. C'est du roman noir, du polar, du film noir.

Hopper était un fan de littérature policière. Son livre préféré: La Moisson rouge, de Dashiell Hammett. Je suis fasciné par Night Windows qui montre, de l'extérieur, une vue d'appartement. On retrouve, là encore, Hitchcock. Le peintre nous installe en position de voyeur, comme dans Fenêtre sur cour. On voit la moquette verte, un bout de radiateur, un bout de lit, la croupe d'une femme qui se penche sur quelque chose et le rideau blanc qu'emporte le souffle du vent. Ce tableau peut s'apparenter à une "photo", un instant d'intimité volé. Des moments brefs que Hopper a sans doute entrevus à New York, quand il prenait le métro aérien.

Et puis il y a Nighthawks. L'oeuvre la plus reproduite de Hopper: posters, cartes postales, fonds d'écran. . . Je l'ai vue à de nombreuses reprises à l'Art Institute of Chicago, et suis heureux que le public français ait l'occasion de la contempler au Grand Palais, car l'original est remarquable. On est face au tableau et on se croit dans un décor de cinéma, une rue reconstituée. En arrière-plan, il pourrait y avoir une grue, des projecteurs, une armada de techniciens. On ne serait pas plus surpris que ça si à un moment donné on entendait un metteur en scène crier "cut!". Comme dans La Rose pourpre du Caire de Woody Allen, on imagine les personnages "s'extraire" de la toile. C'est tout le génie de Hopper.

Il nous raconte une histoire et le spectateur se l'approprie. Face à Nighthawks, chacun se fait son film, se projette, bâtit son scénario, imagine les personnages, ce qu'ils faisaient avant de s'attabler au comptoir, ce qu'ils feront ensuite. Je verrais bien Humphrey Bogart avec un flingue dans la poche de son Burberry blanc, suivi d'une Lauren Bacall aux hanches ondoyantes.

Le "délire" le plus abouti dans ce genre, Philippe Besson l'a mené avec son livre, L'Arrière-saison. Dans un café du cap Cod, sur la côte Est, Besson donne vie aux quatre personnages de Nighthawks et imagine les destins croisés de Louise, Norman, son amant actuel, Stephen, son ex, et Ben le serveur, son confident. C'est bien fait, habile. Hopper disait que "le tableau n'a pas à raconter plus que cela". Il ajoutait : "J'espère qu'il ne racontera pas quelque anecdote, car aucune n'est intentionnelle." Est-ce l'humilité, la modestie du grand artiste?

En tout cas, les livres, documentaires ou expositions qui lui sont consacrés apportent un démenti cinglant à sa déclaration. Aucune "intention narrative", Hopper? Allons! En vérité, il avait un solide sens de l'humour. Pour preuve son dernier tableau, Two Comedians. Peint en 1966, un an avant sa mort, on y voit, après la représentation, un couple de comédiens de blanc vêtus se tenant par la main et saluant le public. Un chef-d'oeuvre d'autodérision. Dans l'univers de Hopper, c'est la première fois que deux personnes se tiennent par la main et expriment un sentiment. D'évidence, le couple, c'est lui, Edward, et sa femme, Josephine. Ils portent des masques, car la vie est une comédie. Les acteurs entrent et sortent, comme dans la phrase de Shakespeare. Et là, c'est game over. Salut, on s'en va, on a bien rigolé. "Bien rigolé"? Non, pas vraiment!

Philippe Labro

Première rétrospective Edward Hopper à Paris au Grand Palais (France Info)

L'exposition Hopper est à l'honneur sur France Info, réécouter les émissions qui lui ont été consacrées :


mercredi 10 octobre 2012

Hopper, le peintre qui aimait les livres (Le Nouvel Observateur)

Alors que s'ouvre au Grand Palais une expo consacrée à Hopper, oubliez les clichés sur «le peintre de l’Amérique silencieuse». Il y a d'autres choses intéressantes à savoir sur l'artiste.

Par Nicolas Guégan, Le Nouvel Observateur, le 10-10-2012

"Nighthawks" peint en 1942 lui avait été inspiré par la nouvelle d'Ernest Hemingway, "The Killers". (THE ART INSTITUTE OF CHICAGO)

Aujourd’hui, 10 octobre 2012, s’ouvre au Grand Palais une rétrospective consacrée à Edward Hopper. Son commissaire principal, Didier Ottinger, l’annonce comme la plus importante jamais organisée en France et dans le monde.

Du coup, vos oreilles devraient commencer à bourdonner sous peu, autour de la machine à café, à cause de tous les clichés que sa peinture va évoquer à vos collègues de bureau: «Hopper le peintre de l’Amérique silencieuse», «Hopper le peintre du vide», «Hopper le peintre de la solitude», etc. Il y a pourtant des choses que l’on sait moins, et qui sont intéressantes aussi: la littérature était l’un des piliers de sa vie, donc une véritable source d’inspiration pour ses tableaux.

De Montaigne à Zola


A peine est-il adolescent qu’il dévore déjà Montaigne, qu’il surnomme «Saint Michel de Montaigne» et classe dans son hit-parade des six plus grands hommes. Hopper reçoit, en parallèle, un enseignement strict de la religion baptiste. Mais Montaigne et l’Ancien-Testament ne sont heureusement pas ses seuls livres de chevet. Il avale par la suite Stéphane Mallarmé, Victor Hugo, ou encore Emile Zola. C’est son père, qui préférait la littérature au commerce, qui l’initie au goût français.

Son amour pour la France explose lorsqu’il y débarque pour la première fois en 1906. Hopper est, dans la seconde où il pose ses pieds sur les Grands-Boulevards, séduit par la folie qui règne dans l’air. Lui, le grand timide, qui ne supportait pas le bouillonnement de Manhattan, passe ses journées à peindre sur les quais de la Seine. Son dernier séjour à Paris a lieu en 1910. Il témoignera pourtant jusqu’à la fin de sa vie de sa francophilie et de son attachement à la Ville Lumière.


Notre Dame de Paris, 1907, huile sur toile (©Sipa / Whitney Museum).

De Rimbaud à Goethe

Lui qui a toujours eu tendance à minimiser l’influence de sa vie sur son œuvre, ne s’en cache pas, pour une fois: «Soir Bleu», peint en 1914, est une réminiscence de ses voyages parisiens. Il est facile de voir la mélancolie qui ressort du tableau. Ce que vous ne savez, peut-être pas, c’est qu’Hopper était un fervent lecteur, en langue originale, s’il vous plaît, de Paul Verlaine et d’Arthur Rimbaud. Et «Soir Bleu», qu’il a volontairement titré en français, fait directement écho à ces quelques vers de Rimbaud, issus du poème «Sensation»: «Par les soirs bleus d’été, j’irai dans les sentiers, / Picoté par les blés, fouler l’herbe menue.»

Hopper n’aimait pas que la littérature française. Dans une lettre envoyée à son ami, Charles Henry Sawyer, datée du 29 octobre 1939, il témoigne de son intérêt pour les dernières nouvelles de Thomas Mann: «Rugueux. Déprimant. Freudien. Un grand écrivain de fiction». Quelques années auparavant, Edward Hopper avait été séduit par «The Killers», la nouvelle d’un jeune écrivain de 27 ans nommé Ernest Hemingway. Le texte avait été publié en mars 1927 par une revue, «Schriber’s», à laquelle Hopper avait lui-même collaboré comme illustrateur. Après avoir lu la nouvelle, il note:

"Il est rafraîchissant de tomber sur une pièce de travail si honnête, après avoir pataugé dans les indigestes livres dont se compose l’essentiel de notre littérature moderne. Dans cette histoire, aucune concession n’est faite au goût populaire, pas de jeu avec la vérité, pas de bonheur artificiel."

C’est bien cette nouvelle qui est au cœur de son plus célèbre tableau, «Nighthawks» («Oiseaux de nuit», 1942).

Si l’on devait résumer le goût d’Hopper pour la littérature, on pourrait enfin le faire avec cette citation de Goethe qu’il promenait dans son portefeuille:

"Le début et la fin de toute activité littéraire est la reproduction du monde qui m’entoure afin de signifier le monde qui est en moi, toutes les choses devant être saisies, reprises, recrées, assimilées et reconstruites dans une forme personnelle et avec des moyens originaux."

Vous voilà maintenant équipés pour épater vos amis lorsque vous irez faire un tour au Grand Palais. En attendant, et pour vous documenter encore un peu plus, vous pouvez aussi lire l'intéressant «Edward Hopper» d’Alain Cueff, paru chez Flammarion, et l’amusant «Bric à Brac hopperien» de Thomas Vinau, chez Alma Editeur.

Edward Hopper au Grand Palais : comment il a inspiré les cinéastes (Le Nouvel Observateur)

LE PLUS. Ce mercredi s'est ouverte au Grand Palais une rétrospective consacrée à Edward Hopper. Le clou du spectacle sera assurément l'archi-connu "Nighthawks, 1942". À cette occasion, notre contributrice Ursula Michel revient ses réalisateurs de cinéma qui ont retranscrit l'œuvre du peintre dans leurs films.

Par Ursula Michel, Le Plus - Nouvel Observateur, le 10-10-2012



Une femme regarde le tableau "Nighthawks, 1642" lors de la rétrospective Hopper au Grand Palais, le 8 octobre 2012 (MORI/SIPA).


Le peintre américain, à qui le Grand Palais consacre une immense rétrospective jusqu’en janvier 2013, n’a eu de cesse de rendre compte de son Amérique, des années 1930 jusqu’en 1967, année de sa mort.

Mais son travail, aussi réaliste soit-il, ne consistait pas en une reproduction fidèle de l’American Way of Life, mais plutôt en une vision subjective de ses clichés (station-service, diner, banlieue pavillonnaire…), que le cinéma s’est fait un plaisir de graver dans nos mémoires dès les années 1950, de son urbanisme tendant à l’individualisme, bref du versant du rêve américain. De nombreux cinéastes ont rendu hommage à l’artiste, autant dans la représentation de cette Amérique idéalisée en surface mais profondément rongée par la solitude et l’incommunicabilité.

Intimité volée

L’un des cinéastes à avoir perçu très tôt la pertinence des scènes de vie brossées par Hopper est un anglais du nom d’Alfred Hitchcock. Il s’en inspire pour "Psychose" (le tableau "House by the railroad" pour figurer la maison de Norman Bates) et surtout "Fenêtre sur cour" (1954).

Dans ce film, il se réapproprie l’obsession hopperienne du regard extérieur observant à la dérobée des personnages chez eux. De nombreux tableaux du peintre rendent en effet compte d’une intimité volée, épiée par un voyeur invisible (le spectateur), comme "Night Windows". Ces moments de vie entraperçus ont comme vertu de dévoiler ce que les codes sociaux masquent : la solitude, l’indifférence ou la nudité. Autant de pistes qu’Hitchcock explore lors d’une séquence entomologique, où les voisins du héros sont la cible de sa curiosité.


Fenêtre sur cour - Trailer

Peu de metteurs en scène ont, à l’image de Jim Jarmusch, travaillé le motif de la solitude des êtres. Dans "Stranger than Paradise", le réalisateur suit trois personnages inaptes à vivre ensemble. L’ennui le dispute à l’agacement, et la seule échappatoire possible pour les héros demeure l’isolement. Ce film est un écho formidable à la grande thématique de Hopper : la solitude.

Incommunicabilité

Quand ses tableaux ne sont pas désincarnés (paysage rural ou urbain déserté par l’homme), les figures qui les peuplent errent seuls, ou pire se partagent l’espace dans un silence assourdissant, sans un regard l’un pour l’autre. Cette incommunicabilité, le mal du siècle, pressentie par Hopper dès les années 1930, sert de cœur narratif à "Stranger than Paradise", mais elle irrigue toute la filmographie de Jarmusch, faisant certainement de lui le cinéaste le plus hopperien des dernières années.


Que ce soit pour les figures féminines toujours attentistes ou pour le décorum idéalement américain, Lynch doit beaucoup à Hopper. Les premières images de "Blue Velvet" (1986) jouent cette partition idyllique (de jolies maisons, des jardins fleuris…) pour mieux montrer que derrière la façade du bonheur américain, se jouent des tragédies, des événements étranges et inexplicables, les coulisses de l’American Dream en fait. Ce parti-pris, propre à Lynch dans les années 1980, trouvera chez Todd Haynes un nouveau souffle, avec "Loin du paradis" (2002) par exemple.

Parmi les cinéastes convertis à l’art de Hopper, Wim Wenders fait figure de favori. Le réalisateur allemand n’a jamais fait secret de son admiration pour le peintre américain ("j’ai montré son travail à tous les amis, surtout à mon chef opérateur de l’époque, Robby Müller, et on a pris Hopper pour modèle").

Tant et si bien qu’en 1997, il lui rend un mémorable hommage dans "The End of Violence". Il y recrée le dîner célèbre de "Nighthawks" et concrétise le fantasme absolu de tout amateur de cette toile : imaginer un contexte, créer un avant et un après. La magie de l’immobilisme de la peinture de Hopper (ces personnages comme suspendus dans le temps) est traduite par Wenders en une séquence magnifique, le plus bel hommage que le cinéma puisse rendre à la peinture.



End of Violence - Wim Wenders/Nighthawks - Edward Hopper

Mais la postérité de Hopper ne se joue pas que dans les musées et les salles obscures. Depuis quelques années, la pâte de l’artiste taille sa route jusque dans les salons de millions de téléspectateurs grâce à la série. "Desperate Housewives" et plus récemment "Mad Men" s’amusent à reconstituer l’ambiance des sixties, et Hopper y est indéfectiblement associé.

Si Jarmusch, Lynch, Hitchcock ou Wenders ont su retranscrire l’esthétique Hopper, ils ont surtout contribué à transmettre, au-delà de l’imagerie, les thématiques de son œuvre. La télé, média de masse, ne se contente que de puiser dans l’iconographie du maître, sans véritablement entrer dans son cœur. Dommage, mais vous pouvez toujours éteindre votre poste et courir découvrir ses toiles au Grand Palais.

Edward Hopper : Comme on nous parle (France Inter)


Pascale Clark reçoit Didider Ottinger, commissaire de l'exposition Edward Hopper au Grand Palais à Paris et Dominique Blanc, comédienne et réalisatrice du court métrage "Hope" inspiré de l'oeuvre d'Edward Hopper et diffusée sur ARTE le 14 octobre. A écouter ici

Video : Edward Hopper, le vernissage


Edward Hopper, le vernissage por Rmn-Grand_Palais

Exposition : Hopper démarre plus fort que Picasso (Le Parisien)

Y.J., La Parisien, Publié le 10.10.2012


Plus de 5000 visiteurs ont découvert mercredi, dès le premier jour, la grande rétrospective dédiée au peintre américain Edward Hopper (1882-1967), au Grand Palais à Paris. Parmi les chefs d'œuvre à voir, le fameux bar avec ses "Oiseaux de nuit" ("Nighthawks", 1942). | AFP / JOEL SAGET

L’exposition Edward Hopper a démarré très fort mercredi au Grand Palais (Paris VIIIe). C’est même du jamais vu. Avec plus de 5 000 visiteurs, la fréquentation de cette journée d'ouverture dépasse celle du premier jour de «Picasso et les maîtres» (4 660 en octobre 2008).

Cette dernière, au final, avait attiré près de 800 000 visiteurs. Ce qui permet à la rétrospective du peintre américain d’espérer battre ce record.

Le Grand Palais présente certains des chefs-d'oeuvre du peintre américain Edward Hopper (1882-1967), dont le célèbre bar avec ses «Oiseaux de nuit» («Nighthawks», 1942). L'exposition, qui réunit 164 œuvres dont 128 peintures, aquarelles, gravures et illustrations, est une première mondiale. «Jamais il n'y a eu d'exposition dans le monde présentant un aussi grand nombre d'œuvres d'Edward Hopper datant de sa période «canonique», entre 1924 et 1966», assure Didier Ottinger, directeur adjoint du Musée national d'Art moderne et commissaire de l'exposition.

Témoin attentif du quotidien des classes moyennes aux Etats-Unis, Edward Hopper est considéré comme l’un des principaux représentants de la scène américaine.

Hopper est-il irrésistible ? (Evène)

On vous le répète partout : la rétrospective que le Grand Palais consacre au peintre américain Edward Hopper (1882 – 1967) est l’Événement à ne pas manquer. On a bien tenté de jouer les avocats du diable pour éviter une longue file d’attente. En vain…

Par Par Maxime Rovere - Evène - Le 10/10/2012

1. Une expo à mémères ?

L'escalier de la rue de Lille, 1906Difficile de le nier, les expositions du Grand Palais soulèvent l’enthousiasme des visiteurs du troisième âge, pour qui l’art est aussi l’occasion de se faire une tea party. Néanmoins, pour cette fois-ci, l’inconvénient peut facilement être contourné. Car en dehors des toiles célébrissimes que les visiteurs ne semblent approcher que pour les prendre en photo (Nighthawks ou New York Office), les foules négligent bien d’autres œuvres de l’exposition pourtant renversantes de beauté. Ainsi des petites toiles de 1906. À cette époque, le jeune Hopper séjourne à Paris et commence à peindre positivement n’importe quoi : la Cour intérieure du 48 rue de Lille ou L’escalier à la même adresse. Un cadrage étrange, une lumière unique, et ces non-sujets témoignent bientôt avec éclat qu’il peut transformer le quotidien en féérie statique. Quelques années plus tard, l’artiste se rattachera à la Ashcan School (littéralement « l’école des poubelles »), mouvement de peintres réalistes américains. En quelque sorte, des punks silencieux. Tout le contraire des mamies…

2. Marre de l’Amérique ?

Edward Hopper a ainsi donné à l’Amérique une esthétique dont, sans lui, elle aurait cruellement manqué. Impossible en particulier de dire tout ce que les « fifties » doivent à sa manière de rendre les couleurs de cette époque. Mais justement, peut-être en avez-vous assez de l’esthétique « rétro » américaine ? Consolez-vous. D’une part, l’exposition montre habilement que l’artiste s’est d’abord inspiré de ce que l’Europe avait fait de meilleur – notamment de l’art de Valloton ou de Degas, dont le Bureau de coton à la Nouvelle-Orléans (1873) est une découverte troublante. D’autre part, le pinceau de Hopper, une fois émancipé, est à double tranchant : l’immobilité des scènes ou le silence des bâtiments déserts minent discrètement le calme apparent. Même la lumière du soleil se teinte d’une splendeur bizarre. Son autre source d’inspiration ? Les photographies de Mathew Brady (1823 – 1896) qu’il contemplait avec extase dans les douze tomes d’une Histoire de la guerre de Sécession offerts par sa femme. Elles montrent que l’Amérique que peint Hopper est un pays qui doute. Profond comme Cézanne, patient comme Matisse, ce peintre-là est un  Van Gogh qui bout intérieurement. Quitte, à l’occasion, à peindre un colley qui flaire l’air parmi les herbes (Cape Cod Evening, 1939). On ne se refait pas. En plus, c’est magnifique.

3. Trop de consensus sur les artistes stars ?

Alors bien sûr, rien n’est plus agaçant que de voir tout le monde d’accord, même si c’est pour chanter le génie de Hopper. Il y a certainement là l’effet d’un star-system qui isole les artistes de leur contexte et cherche à établir une rupture assez artificielle entre le « génie » d’un homme et le labeur des autres. Mais à cela, il n’y a qu’une parade : il faut connaître tout le monde. Or, les toiles de Hopper, massivement conservées aux États-Unis, sont rarement exposées en Europe (En France, le peintre ne l’avait pas été depuis 2008, c’était à Giverny). Par conséquent, il faut d’abord aller les voir ; vous pourrez ensuite regretter, pour épater la société, que le Grand Palais n’ait pas eu l’audace d’une expo croisée Hopper/Hammershoi. Les intérieurs immobiles, totalement métaphysiques, de ce peintre danois méconnu auraient pu dialoguer génialement avec vitrines de Hopper. Mais ça, personne n’en parle.

4. La déferlante des produits dérivés.

Puisque donc vous irez malgré votre mauvaise tête, garderez-vous votre calme en sacrifiant au rituel de l’ « exit through the gift shop » (« sortie par la boutique de cadeaux », selon le titre du film du street artist  Banksy) ? Car, plus que jamais, la Réunion des Musées Nationaux se livre avec Hopper à une offensive marketing quasi sans précédent. En plus du catalogue « classique », cartes et autres magnets, les éditions de la RMN proposent encore un ouvrage collectif d’historiens de l’art (Relire Hopper – plein de fines analyses) et un mini-catalogue qui restitue les œuvres et les cartels de l’exposition dans le même ordre, en petit format. Faut-il l’avouer ? C’est plutôt agréable. Et les éditions Prisma, en proposant les variantes dessinées que Hopper faisait de ses propres tableaux, prolongent l’expo par de nouvelles perspectives. Après, c’est entendu, vous passerez à autre chose. En attendant, ne laissez pas passer cette chance. La lumière de Hopper, bien qu’éternelle, passe vite.

Exposition Edward Hopper, du
10 octobre 2012 au 28 janvier 2013 au
Grand Palais

Edward Hopper tel que vous l'ignoriez (Le Monde)

Par Philippe Dagen, Le Monde, le 10 octobre 2012


Pour son bonheur et son malheur, Edward Hopper (1882-1967) a peint en 1942 Nighthawks ("oiseaux de nuit") : une femme, deux hommes et le serveur dans un bar vivement éclairé, à un coin de rue. Son bonheur : la toile est devenue l'emblème de la ville et de la vie américaines, assurant à son auteur une célébrité définitive. Son malheur : il en est de Nighthawks comme de la Joconde pour Vinci. A force d'être reproduite entière ou recadrée à des millions d'exemplaires, d'être affichée à l'état de poster ou d'affiche dans des millions d'endroits, la toile a fini par recouvrir à peu près entièrement l'oeuvre, bien qu'elle soit très loin de la résumer.

Elle fait office de couverture au catalogue de sa rétrospective au Grand Palais. Sans doute fallait-il un "visuel" qui frappe. Mais le choix n'en est pas moins regrettable, car le propos de l'exposition est - à l'inverse de ce que cette image laisse craindre - de rendre à Hopper son ampleur et sa variété, de donner à voir des parties entières de son travail méconnues et de le situer dans une histoire de la peinture à moitié américaine, évidemment, mais aussi à moitié française en raison des séjours de l'artiste à Paris.

Ces trois buts sont atteints, et l'exposition est une réussite, bien construite dans ses choix et dont l'accrochage est d'une sobriété que les excès commis ailleurs actuellement ne rendent que plus précieuse. Ici, pas de rails au sol, ni de bruits de train ou de sirène enregistrés, ni de mannequin à l'effigie d'Humphrey Bogart dans Le Faucon maltais, qui sortit du reste un an avant Nighthawks.

La trajectoire d'Hopper n'en apparaît qu'avec plus de netteté. Elle commence par un talent précoce pour le dessin, puis c'est la New York School of Art, d'abord en classe d'illustration, puis en section "beaux-arts". Il y étudie avec Robert Henri, lui-même marqué par le réalisme européen, plutôt côté Courbet et Menzel que côté Manet. Il l'adapte à des sujets américains, principe qu'Hopper reprend vite à son compte mais dont il rafraîchit l'application en regardant de près l'impressionnisme, Degas, Pissarro et Renoir à Paris à partir de 1906.

Dans cette partie, les oeuvres d'Hopper sont justement confrontées à celles des Américains Henri, Eakins ou Bellows et des Européens Sickert, Vallotton ou Marquet. Whistler n'y aurait pas été inutile, d'autant qu'Hopper, entre 1915 et 1928, exécute une suite de gravures, aussi sèches et stylisées que celles de Whistler à Londres, marquant ses débuts à la première personne du singulier.

UNE CONSTANCE REMARQUABLE DANS LES MOTIFS

Les principaux motifs de son oeuvre à venir y sont : maisons dans des paysages vides, gares, homme seul dans une rue nocturne, fille dans sa chambre, nue devant la fenêtre ouverte. Sa manière y est aussi. La géométrie des façades, des trottoirs, des toits ou des poteaux électriques structure la composition par verticales et horizontales. Morceaux de nature, meubles et corps s'y trouvent pris, sans la moindre possibilité d'évasion.

Sur ce point, la constance d'Hopper est flagrante des années 1920 à sa mort : d'Hotel Room, en 1931, à New York Office, en 1962, le système ne faiblit pas. Chose plus remarquable encore : il s'applique aux vues d'extérieur aussi fermement qu'aux espaces clos. Les cimes des arbres tracent une droite, les herbes sont uniformément rases et l'électricité projette des triangles blancs sur le sol le long de la station-service. Tout cela est logique, aussi logique que du Mondrian : puisque le monde nouveau est dirigé par les sciences exactes et leurs chiffres, la peinture de ce monde est commandée par des angles, des parallèles et des proportions. Hopper, à son insu, annonce la rigueur ultramoderne du minimalisme new-yorkais.

Les couleurs sont divisées par des lignes continues et posées d'un geste régulier et neutre. Elles s'opposent durement ou s'accordent dans des harmonies claires - d'une clarté de scialytique, de néon ou de soleil trop intense. Les visages y sont creusés d'ombres qui les défigurent, et la stripteaseuse de Girlie Show, dans le cercle du projecteur, a moins l'air d'un être de chair que d'une création de plastique pop. Elle est un objet de consommation destiné à une certaine fonction, ouvrière de l'érotisme. Tous les personnages, hommes et femmes, secrétaires et jardiniers, prostituées et retraités, sont semblablement réduits à une définition professionnelle, l'ordre social étant aussi strict que la géométrie des villes.

Jusque dans les années 1940, Hopper peint ce désenchantement du monde et cette réification des humains avec un certain détachement, une sorte de discrétion perverse. Aussi la plupart des spectateurs et des critiques s'y trompent-ils alors et aiment en lui le chroniqueur de leur quotidien, sans se rendre compte qu'il leur en renvoie un reflet au mieux inquiétant, au pire effrayant.

Sans doute pour dissiper enfin l'équivoque, il se risque dans ses dernières années vers des toiles de moins en moins descriptives, de plus en plus silencieuses. Excursion into Philosophy, Sun in an Empty Room, Second Story Sunlight sont les titres énigmatiques des chefs-d'oeuvre de sa période métaphysique, à partir de 1959 - du Beckett en peinture. Leur réputation est de loin inférieure à celle de Nighthawks, mais ils n'en sont pas moins le sommet de sa création.

Tout savoir sur Edward Hopper (sans avoir vu l'expo) (20 minutes)

20 minutes, le 10/10/2012


 Une femme devant Office at night (1940) à la rétrospective d'Edward Hopper au Grand Palais.

CULTURE - Pour flamber / ne pas être largué dans les dîners en ville...

C’est l’évènement de la rentrée. Hopper à Paris, pour la première fois. Le commissaire de l’exposition a parcouru les Etats-Unis pendant des mois pour convaincre les conservateurs de se séparer des tableaux du maître, et tout le monde ne va ne parler que de ça. Problème: dans les prochaines semaines, vous n’avez pas quatre heures (+quatre autres de TGV pour les non parisiens) devant vous pour poireauter sous un parapluie devant le Grand Palais, ni la santé pour étouffer peu à peu, pressé par la foule, devant chaque tableau, jusqu’à finir piétiné devant Nighthawks. Mais il va falloir suivre. Petite antisèche pour votre survie en milieu hostile, j’ai nommé les dîners snobs, peuplés de convives dont il vous faudra identifier les penchants pour viser juste.

Pour le biographe

Avant de peindre Gas ou Hotel Room que vous avez peut-être en poster dans votre chambre, Hopper était illustrateur. Le Hopper que l’on connaît ne le devient qu’à 42 ans. Avant cela, il se forme à la New York School of Illustrating, et pour subvenir à ses besoins, travaille à partir de 1908 à New York comme dessinateur publicitaire puis comme illustrateur. «Hopper le vit très mal. A tort car son ancrage dans l'illustration sera la clef de son succès» note le commissaire de l’exposition Didier Ottinger. Hopper connaît donc un début de carrière difficile, et n’est reconnu que dans l’entre-deux-guerres, avec sa première exposition personnelle au Whitney Studio Club en 1920.

Pour le patriote

Certes, la France est un pays merveilleux auquel on ne peut rien refuser (croyez-y le temps de séduire votre voisin de table chauvin), mais si la rétrospective a lieu à Paris, ce n’est pas pour rien. Hopper était un grand francophile, qui «récitait du Verlaine dans le texte», dit-on. Entre 1906 et 1910 il fait trois longs séjours à Paris qui l’inspirent beaucoup. Il étudie de près les grands tableaux du Louvre, s’intéresse à la photographie avec Eugène Atget, et produit une trentaine d’œuvres sur Paris. Quelques-unes sont présentes dans l’exposition. Dites donc: «J’ai adoré French Six-day rider… Hopper est peut-être le peintre de l’Amérique, mais il nous doit tout». Il sera ravi.

Pour le matheux

Cent. De 1924, date à laquelle ses aquarelles de la Nouvelle-Angleterre lui ouvrent les portes du succès, jusqu’à sa mort en 1967, Hopper n’a réalisé que cent toiles. Soit: rien du tout. A titre de comparaison, à l’extrême opposé sur l’échelle du prolifique, on trouve Picasso: 8.000 œuvres en 80 ans de carrière. Hopper, lui, ne réalisait qu’un à deux tableaux par an, depuis sa maison de Cap Code, semblant insensible à son succès et à l’avancée, qui le fera bientôt passer pour un has-been, de la peinture abstraite, Jackson Pollock en tête.

Pour le poète

Déclamez d’un air inspiré: «Je crois que l'humain m'est étranger. Ce que j'ai vraiment cherché à peindre, c'est la lumière du soleil sur la façade d'une maison». C’est ainsi qu’a décrit un jour Hopper l’essence de son travail. Au fil des ans, les toiles d’Hopper seront de plus en plus épurées, jusqu’aux fameux Sun in an empty room et Rooms by the sea (1951) où seule triomphe la lumière dans un décor vide de toute âme humaine.

Pour le cinéphile

L’ami des salles obscures sera ravi d’apprendre qu’House by the railroad, l'un des plus célèbres tableaux de Hopper – celui où surgit d’une lumière jaune la silhouette d’une maison à l’abandon - a inspiré Alfred Hitchcock pour Psychose. Montrez-lui ces deux photos mises côte-à-côte pour le convaincre. Night Windows (1928) évoque aussi fortement Fenêtre sur cour (1954) du même cinéaste. Autre réalisateur inconditionnel d’Hopper: Wim Wenders, qui raconte dans «La toile blanche d’Edward Hopper» (voir encadré) avoir été «électrifié» quand il a découvert le travail d’Hopper pour la première fois. «Je l’ai montré à tous mes amis, surtout à mon chef-opérateur de l’époque, Robby Müller, et on a pris Hopper pour modèle». L’esprit d’Hopper se retrouve dans Paris, Texas (1984) et dans La fin de la violence (1997). Lynch, Jarmusch et Antonioni font aussi partie du fan club.

Pour le psy

Qui était vraiment Edward Hopper? Etait-il aussi solitaire et mélancolique que ses héros? Dans Edward Hopper, Entractes, Alain Cueff le qualifie de «dernier puritain», rappelant la profonde empreinte de son éducation protestante qui se «caractérise entre autres par un rapport frontal à la ''dure réalité'' et par une certaine méfiance à l'égard des émotions, de la jouissance esthétique, des images», explique l'historien d'art au Figaro. Bref, Hopper n’était pas un grand rigolo. Modeste, réservé, il partageait sa vie avec sa femme «Jo», peintre elle aussi, entre un atelier au 3 Washington square et sa maison le long de l’océan à Cap Code. Jo fut son seul modèle: elle refusait qu’il en engage d’autres. Ils avaient un chat, à défaut d’enfant… «La toile blanche d’Edward Hopper» vous permettra de faire connaissance avec Jo, qui n’était pas vraiment la joie incarnée… Votre voisin psy devrait hocher la tête d’un air entendu, avant d’enchaîner sur les relations d’Hopper avec ses parents.