jeudi 11 octobre 2012

Edward Hopper, peintre littéraire (Slate.fr)

Par Charlotte Pudlowski, Slate.fr, le 11/10/2012

Sur les toiles de Edward Hopper, dont le Grand Palais offre pour la première fois une rétrospective en France, partout: des livres. L'incarnation de ses sources d'inspiration et de la transfiguration du réel qu'il prône dans ses oeuvres.


Edward Hopper, Hotel Room, 1931. Huile sur toile 152,4 x 165,7 cm. Madrid, musée Thyssen-Bornemisza.

Edward Hopper, avant de véritablement «percer», comme on ne disait sans doute pas à l’époque, a mis un peu de temps. On ne lui en veut pas, chacun va à son rythme. A l’été 1923 (il a alors 41 ans), quand il se rend dans un petit port de Nouvelle-Angleterre nommé Gloucester peindre des aquarelles, il n'a toujours pas acquis son style définitif. Hopper était un peu trop imprégné de tout ce qu’il avait appris de la peinture pendant ses séjours en France, et un peu trop éloigné de ce que l’Amérique attendait alors: un réalisme si vif qu’il avait donné lieu à une école appelée Ashcan –soit celle de la Poubelle– et un «américanisme» avéré.

Mais cet été-là, une transition s’opère. La série d’aquarelles, qui représentent des maisons, va permettre à Hopper d’acquérir la reconnaissance. «On y retrouve soudain tous les traits qu’avait promu l’Ashcan School», explique Didier Ottinger, directeur adjoint du Centre Georges-Pompidou et commissaire de l'exposition du Grand Palais. «Mais surtout, ces aquarelles font écho aux vers du poète américain Walt Whitman, qui prônait un intérêt pour ce que l’Amérique a de plus banal, de plus ordinaire, de plus anodin, de plus insignifiant peut-être.»

Plus que de peintres, Edward Hopper, disciple d’un poète, tire son esthétique de la littérature autant que de la peinture. D'ailleurs, certains titres de toiles s'inspirent de poésie, comme Soir bleu, tiré d'un vers de Rimbaud:

    «Par les soirs bleus d'été, j'irai dans les sentiers...»
Surtout, ses personnages lisent: Office at Night, Chair car, Hotel Lobby, Compartment C, Car 293, Second Story Sunlight, Room in New York... Partout l’intimité des mots sous les yeux des hommes et des femmes isolés dans les cadres du peintre.


Room in New York, 1932. Huile sur toile 74,4 x 93 cm.
Lincoln, University of Nebraska, Sheldon Memorial Art Gallery

Ces personnages lisent de tout.

Dans Excursion into Philosophy, ils lisent de la philosophie. Un homme assis au bord du lit, derrière lui une femme à moitié nue. Un livre ouvert. «La présence d’une femme dénudée incite les exégètes de l’œuvre à imaginer que le livre en question pourrait bien être Le Banquet, dans lequel Platon invite ses lecteurs à s’extraire du monde terrestre des plaisirs et des passions pour élever leur esprit jusqu’à la contemplation des idées pures», explique un communiqué de l’exposition.

Le Chemin de fer, un roman d'amour


Hotel Room, 1931. Huile sur toile 152,4 x 165,7 cm. Madrid, musée Thyssen-Bornemisza.

Dans Hotel Room, la femme assise dans une banale chambre d’hôtel, ses bagages à ses pieds, semble lire une lettre. On sait grâce à des notes laissées par l’épouse d’Hopper qu’elle lit en fait une notice de chemin de fer. C’est drôle, quand on songe que pour ce tableau, Hopper s’est inspiré de la Bethsabée de Rembrandt, qu’il est souvent allé voir au Louvre lors de ses séjours à Paris. La Bethsabée de Rembrandt, elle, épouse modèle, lisait la déclaration d’amour d’un homme qui n’était pas son mari –c'était le Roi David, pas mal non plus, mais cela promettait le mari de Bethsabée à une mort certaine.

«C’est bien la démarche de Hopper, de faire choir dans la réalité américaine, tout cet univers de l’olympe, de la grande pensée métaphorique, symbolique, de la culture occidentale, explique Didier Ottinger. On pourrait croire que c’est déprimant de passer d’une lettre du Roi David à l’annuaire des chemins de fer. Mais cet annuaire n’est pas ce qu’il semble être.»

Hopper, qui était un grand lecteur de littérature française, comptait parmi ses livres de chevet À La Recherche du temps perdu. Dans Un Amour de Swann, (récit de la passion douloureuse de Swann pour Odette), Swann attend Odette et se languit. Il fantasme alors sur l'indicateur de chemin de fer.

    «Dès que venait le jour où il était possible qu'elle revînt, il rouvrait l'indicateur, calculait quel train elle avait dû prendre et, si elle s'était attardée, ceux qui lui restaient encore.»


Cet indicateur de chemin de fer est chez Hopper comme chez Proust, selon les mots de Proust, «le plus enivrant des romans d'amour».

La toile la plus célèbre de Hopper –pour avoir été suggérée comme fond d’écran par Apple pendant des années, à l’époque où il n’y avait que trois choix, et pour avoir été détournée et reprise d’innombrables fois au cinéma, dans la pop culture et même dans le dessin de presse– Nighthawks, est aussi probablement inspirée de la littérature –«la grande littérature», précise Didier Ottinger.





Nighthawks, 1942. Huile sur toile, 84,1 x 152,4 cm. Chicago, The Art Institute of Chicago.

«Hopper a découvert une nouvelle d’Ernest Hemingway dans un magazine en 1927, raconte Didier Ottinger. Il en est tellement enthousiaste que lui, d’habitude si discret, qui ne se manifeste jamais publiquement, écrit au rédacteur en chef du journal pour lui communiquer sa joie de trouver enfin de la grande littérature américaine, débarrassée de tout sentimentalisme sirupeux.»

Cette nouvelle qu’il découvre dans le magazine Scribner's est intitulée Les Tueurs. En ouverture, il y a la description de tueurs qui se rendent dans une petite ville des Etats-Unis, pour assassiner l’un des personnages.
    «C’est l’une des sources possibles, mais elle est intéressante car elle montre l’ancrage de Hopper dans la littérature de son temps et sa découverte d’une esthétique qu’il applique à sa propre peinture.»

La littérature déborde des toiles de Hopper de manière figurée, cachée ou métaphorique. «C’était un grand lecteur, et à travers la représentation omniprésente des livres, Hopper fait l’apologie de la vie intérieure dans ses toiles», selon Didier Ottinger.

«Soulever le voile de laideur»

Reparlons de Proust. Dans Sur la lecture, l'écrivain joignait le peintre et l’écrivain dans leur rôle de passeur à travers leur oeuvre. «Ce qui est le terme de leur sagesse ne nous apparaît que comme le commencement de la nôtre», écrivait celui qui suscitait l’admiration de Hopper et qui adorait lui-même la peinture.
    «Le suprême effort de l’écrivain comme de l’artiste n’aboutit qu’à soulever partiellement le voile de laideur et d’insignifiance qui nous laisse incurieux devant l’univers.»
Puis l’écrivain comme l’artiste nous dit «“Apprends à voir”. Et à ce moment, il disparaît».

Pour Didier Ottinger, cette représentation des livres chez Hopper, est «une sorte de propagande pour la réflexion, l’imagination, la vie intérieure, l’extraction de la réalité au profit de la culture, des idées». Pour sa transfiguration onirique et pour le silence.

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