mardi 30 octobre 2012

Edward & Jo Hopper: la couleur des sentiments (Paris Match)

Pendant quarante ans, Josephine, sa femme, aura été son unique modèle. Ensemble, ils ont peint leur époque.

Par Elisabeth Couturier - Paris Match - 22 octobre 2012


Edward Hopper a peint sa femme, Josephine, sous toutes les coutures. D’une toile à l’autre, elle endosse différents personnages. Habillée ou déshabillée, brune ou blonde, rajeunie ou vieillie, les traits ­réduits à l’essentiel, elle incarne plusieurs archétypes féminins : la pin-up, la secrétaire sexy, l’amante délaissée, la passante distraite, la cliente de bar esseulée… Différentes facettes de la femme moderne américaine. Dans sa jeunesse, Josephine voulait être comédienne et a pris des cours de théâtre. Elle aime se mettre dans la peau d’héroïnes anonymes, jouer, par exemple, une pimpante et pathétique danseuse nue (« Girlie Show », 1941), camper une rousse altière (« Summertime », 1943), interpréter la solitude d’une femme au petit matin (« Morning in a City », 1944), ou même interpréter un pompiste de station-service (« Gas », 1940). Elle tient toujours le premier rôle et partage rarement l’affiche. Mais rien de glorieux. Elle prête sa silhouette à Hopper qui se fiche de la ressemblance : il cherche seulement à capter une situation, un geste, une attitude. Et à inscrire ainsi, dans la lumière crue d’espaces souvent urbains, des personnages solitaires, isolés dans leurs pensées. Figuratives, ses toiles n’en sont pas moins de pures constructions mentales. Elles atteignent une dimension mythologique. C’est ainsi.


A Cape Elizabeth, dans le Maine, en 1927. Elle a 44 ans, lui 45. Comme chaque été, ils fuient la chaleur et la foule de New York, où ils vivent, pour les plages de la côte Est. (Edward and Jo Hopper, Cape Elizabeth, Maine, 1927. Black & white photograph print. The Arthayer R. Sanborn Hopper Collection Trust - 2005).
Hopper n'est pas programmé pour l'amour fou

Quand ils se sont mariés, en juillet 1924, Josephine, elle aussi peintre, a exigé d’être dorénavant son seul et unique modèle. ­Hopper a aussitôt accepté. Par gentillesse, par amour, peut-être aussi pour avoir la paix. Elle l’a parfois regretté, tant les séances étaient longues et inconfortables dans l’atelier mal chauffé : « Je dois tenir le coup », note-t-elle dans son journal tandis qu’elle pose pour « Hotel Room » en 1931, soulignant, non sans amertume, combien l’exercice l’oblige à laisser de côté son propre travail de peintre. Madame est jalouse et veut garder l’œil sur son mari. Hopper n’a pourtant rien d’un incorrigible séducteur. Avant elle, il était tombé amoureux seulement deux fois. En 1909, au cours d’un séjour à Paris, d’une jolie Anglaise qui étudiait la littérature française à la Sorbonne, puis, environ six ans plus tard, à New York, d’une Française émigrée, Jeanne Cheruy, qui lui avait offert un recueil de Verlaine, son poète préféré. Rien de bouleversant. Hopper n’est pas programmé pour l’amour fou. Seule la peinture l’intéresse vraiment. Et Jo l’a vite compris. En posant pour lui, elle reste dans son champ de vision, partage une complicité, se rend indispensable. En tant qu’artiste, elle croit à l’entraide entre deux créateurs. Elle ignore, au début, que ce qu’elle fera pour la carrière de Hopper elle ne le fera pas pour la sienne. Elle en éprouvera un vif ressentiment et lui mènera la vie dure.

A leur façon, Edward Hopper et Josephine Nivison forment un couple de légende. Un tandem électrique. Quel roman que leur vie ! Comme Francis Scott et Zelda Fitzgerald ou Marcel et Elise Jouhandeau, ils ont écrit une nouvelle page de l’amour vache. Un « je t’aime moi non plus » entre deux artistes dont l’un vampirise l’autre. Au moment de leur mariage, Josephine a 41 ans et Edward 42. Hopper n’a pas été très pressé de rompre sa solitude. Elle non plus. « Mais pourquoi m’as-tu épousée ? » lui demande-t-elle un jour, excédée par son mutisme. « Tu as les cheveux bouclés, tu parles français et tu es orpheline », lui répond-il. Comme déclaration d’amour, on fait mieux ! Leur association paraît contre nature tant ils sont différents. On ne peut imaginer plus grand contraste entre deux amants. Il mesure 1,98 mètre tandis qu’elle ne dépasse pas 1,55 mètre. Elle est ronde, vive, impétueuse, ­sociable et querelleuse. Il est maigre, ténébreux, silencieux et introverti. Ils se sont rencontrés l’été 1923 dans la ­colonie d’artistes qui se forme chaque année à ­Gloucester, au nord de Boston, autour de leur ancien professeur, Robert Henri. Elle aime lire, surtout la poésie française et Verlaine en particulier. Ils peignent, alors, côte à côte et continuent de se voir à New York. Il lui adresse des billets en français et des dessins explicites concernant l’attirance qu’il a pour elle. Elle commence à montrer ses toiles dans des expositions collectives et obtient un début de succès. Elle a dû se débrouiller pour payer ses études. Peut-être a-t-elle été ouvreuse dans un cinéma ou serveuse dans un bar pour joindre les deux bouts… Mariage tardif, mariage de raison.

Quelques moments de tendresse partagés : elle lui apprend à danser la valse et ils lisent à haute voix leurs poèmes préférés. Leurs relations intimes n’auront qu’un temps. Entre eux, les choses se passent ailleurs. Leurs échanges oscillent entre attentions et agacements mutuels. Très vite, Josephine a du mal à supporter l’humour sarcastique et parfois dévastateur d’Edward. Il n’est pas facile à vivre : ombrageux et taiseux, il cultive une certaine mélancolie et ne supporte pas grand-chose. Ils partagent le même petit atelier qui surplombe Washington Square, à New York. Un lieu fruste, sans toilettes ni frigo, mais doté d’une grande verrière. Il n’y a pas d’ascenseur et, pour alimenter le poêle, Hopper descend régulièrement les quatre étages à pied jusqu’à la cave. Pour se nourrir, ils ouvrent des boîtes de conserve. ­Josephine déteste s’occuper des tâches ménagères. Elle y est bien obligée. De ce côté-là, Hopper reste aux abonnés ­absents. Il veut qu’on le laisse tranquille. Et quand il peint, que ce soit dans ce studio ou, plus tard, dans la grande maison qu’ils feront construire face à la mer à Cape Cod, il trace au sol, à la craie, une ligne que Jo ne doit pas franchir. Dans cette ambiance tendue, d’innombrables et interminables disputes éclatent pour un oui ou pour un non.
Entre eux, le fossé se creuse. Il ne s'intéresse qu'à la peinture

Cultivant son flegme, Edward cherche d’abord à éviter l’orage, mais rien n’arrête Jo quand elle monte sur ses grands chevaux. Elle le provoque, l’insulte, et ils finissent par se battre. Elle peut le mordre jusqu’au sang ; en retour, il l’empoigne et la gifle. Elle a raconté, dans son journal, qu’un jour il l’a jetée contre une étagère et qu’elle s’est retrouvée couverte de bleus. Un épisode musclé de la guerre des sexes ! A l’occasion de leurs 25 ans de mariage, elle lui a décerné une médaille pour s’être distingué au combat ; de son côté, avec une ironie douce-amère, il a produit une sculpture symbolisant la violence domestique mutuelle. Outre certaines incompatibilités de caractère, un inexorable fossé s’est creusé entre eux, surtout parce que Hopper se détourne très vite de l’œuvre de sa femme. Et lorsqu’il peint un vrai portrait d’elle, le seul qu’il ait jamais réalisé, elle ne se reconnaît pas. Vacharde, elle écrit : « E. dit qu’il ne pense pas que ça me ressemble – mais il est tout simplement incapable de me peindre comme je suis, il n’en a pas le talent. » Dans son ouvrage « Edward Hopper. Entractes », édité chez Flammarion, l’historien d’art Alain Cueff analyse à la loupe les racines du désaccord profond qui, d’année en année, ­gangrène la vie commune des époux Hopper : « L’admiration pour l’œuvre de son mari se teinte d’une jalousie, un peu aigre dans un cas, généreuse dans l’autre… »

Se sentant exclue du processus créateur de son mari, ­Josephine tente d’y prendre part comme elle le peut, « donnant son avis sur les titres des œuvres, nommant les personnages et leur inventant un passé ». Elle peint elle-même avec de moins en moins de conviction, allant jusqu’à traiter ses toiles d’« enfants mort-nés ». Elle n’est pas, non plus, à une contradiction près, puisqu’elle passe le plus clair de son temps à tenir le minutieux journal de bord de la carrière de Hopper. Dès leur rencontre, elle croit en lui et consigne tout ce qui concerne son travail sur quatre grands registres de commerce. Elle décrit chaque toile avec précision, notant dans quelles circonstances elle a été exécutée, où elle a été exposée, etc. Elle tient aussi un cahier de comptes où sont inscrits les prix, les ventes, les acheteurs. Un document précieux, qui équivaut autant à un catalogue raisonné qu’au film d’une vie. Parallèlement, elle relate ses sentiments dans son journal intime. Seule l’historienne d’art Gail Levin peut aujourd’hui le consulter. Il nourrit la biographie en plusieurs volumes qu’elle a rédigée et qui dépeint Josephine comme victime d’un affreux macho. La réalité est plus nuancée. Hopper, certes, était un ours. Il traçait sa route et avait l’avantage de pouvoir se débarrasser de l’intendance sur sa femme. Mais son œuvre était déjà « cristallisée » lorsqu’ils se sont connus. Le décor était planté. La lumière, réglée. Et, quoi qu’elle en pense, Jo y a trouvé sa place.

Car, outre le fait que l’œuvre de Hopper décline, avec une grande économie de moyens, l’insoutenable solitude de l’homme dans la ville moderne, elle raconte aussi, en filigrane, le naufrage d’un couple. Si dans « Summer Evening » (1947) la conversation paraît encore possible, dans « Summer in a City » (1949) tout type d’échange semble avoir disparu. Le même thème de l’incommunicabilité revient plus tard avec « Hotel by a Railroad » (1952) ou « Excursion into Philosophy »(1959). Pourtant, avec l’âge, le tandem terrible finit par enterrer la hache de guerre. Les ressorts de leurs perpétuelles disputes ne fonctionnent plus. Une dernière toile signe la fin des hostilités. Elle les montre tous les deux en tenue de Pierrot et saluant les spectateurs. La représentation est terminée. Celle que la vie leur a fait jouer pendant plus de quarante ans et qu’ils ont mise en scène pour nous. Avec « Two Comedians », peinte en 1966, un an avant sa mort, Hopper fait tomber le clap de fin… tout en rendant hommage à sa femme.

Exposition : « Edward Hopper », au Grand Palais jusqu’au 28 janvier 2013. A lire : « Edward Hopper. Le ­dissident », par Claude-Henri ­Rocquet, éd. Ecriture.« Edward Hopper. « Entractes », par Alain Cueff, éd. Flammarion.Catalogue de l’exposition (texte du commissaire de celle-ci, Didier ­Ottinger), éd. RMN.Point final

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