vendredi 28 septembre 2012

Double Vue (M le magazine du Monde)

Par Emmanuelle Lequeux - M le magazine du Monde | 28.09.2012

C'EST UNE CHARMANTE CITÉ DU MASSACHUSETTS, rentrée dans l'histoire de l'art moderne. Gloucester, Côte est des Etats-Unis. Durant plusieurs étés, dans les années 1920, le peintre Edward Hopper a arpenté ses ruelles pittoresques, observé ses cieux changeants, et surtout fait d'une flopée de maisonnettes de bois le sujet de nombreuses peintures. Un bonheur domestique menacé par de dramatiques ombres, une élégance victorienne dont le plus abstrait des peintres réalistes livre comme l'inconscient...


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Photographe pour le New York Times et Time Magazine, Gail Albert Halaban a identifié seize de ces demeures, quatre-vingt-dix ans après que Hopper les a immortalisées. Avec un soin infini, elle s'est plu à retrouver les cadrages hopperiens, jusqu'à parvenir à une ressemblance frappante entre ses clichés et les toiles du maître américain, qui fait l'objet cet automne au Grand Palais d'une large rétrospective (1). "Je me suis placée là où Hopper s'était placé et j'ai tenté de voir l'architecture ainsi que le paysage à travers ses yeux. D'imaginer ce qu'il voyait, confie-t-elle. D'un point de vue formel, je m'intéressais à la façon dont il structurait ses images."
La photographe n'a pas l'audace de faire croire qu'elle a eu une révélation : la plus célèbre de ces maisons, dépeinte dans le tableau The Mansard Roof, fait l'objet depuis des décennies de pèlerinages d'amateurs de peinture. Mais elle est la première à avoir systématiquement identifié ces maisons et à en proposer un tel répertoire.

LA FORCE DU PROJET tient aussi et surtout à sa connaissance intime de la ville : son père a grandi à Gloucester et Gail y a passé nombre de ses étés d'enfant. "Ce qui ne cesse de m'étonner, c'est que Hopper n'a choisi de peindre ni la maison la plus belle ni la vue la plus parfaite. Et son recadrage était très inhabituel, presque dû au hasard", poursuit-elle. Elle raconte comment, au fil des rencontres avec les habitants de ces demeures emblématiques, elle leur révélait parfois qu'ils vivaient dans un quasi-monument historique.

La série a aussi permis à l'artiste de répondre à des questions plus intimes sur sa propre pratique : "Plusieurs critiques de ma série récente de photos Out My Window (2) ont comparé mon travail à celui de Hopper. Mes séjours nombreux à Gloucester m'ont permis d'examiner de très près son influence sur mon travail. Hopper a sans doute inspiré mon art ; pourtant, au lieu de recréer son travail, je cherche à le réimaginer", explique celle qui a réalisé de nombreux portraits de New-Yorkais vus depuis les appartements voisins.

Il est toujours osé d'arpenter le réel, appareil photo en main, pour tenter de décrypter le secret des peintres qui l'ont dévoilé avant vous. Mais les images de Gail Albert Halaban touchent par leur absence d'arrogance. Elles dévoilent le regard si particulier de Hopper, capable de métamorphoser le plus quotidien des décors en scène métaphysique. "De quelque manière, mes photographies revisitent les tableaux de Gloucester en y ajoutant des personnages comme Hopper les aurait peints peut-être plus tard. J'ai essayé d'imaginer ce qu'il voyait ; et ensuite de faire une photo qui serait tout à fait la mienne." Sagesse de comprendre que cet immense peintre reste indétrônable et permet à chacun de se projeter intimement dans ses images.

(1) Rétrospective Edward Hopper au Grand Palais, du 10 octobre au 28 janvier 2013. www.grandpalais.fr

(2) Out My Window, de Gail Albert Halaban, PowerHouse Books, non traduit, 39,15 €